22

 

Jusqu’au milieu de l’après-midi, Julien erra dans Esmeralda, parmi les habitants de l’ex-ville fantôme qui jouaient avec application leur rôle de pionniers. Il scrutait chaque femme en longue robe fleurie ou en tablier gris, s’attendant à découvrir le visage de Sarah à l’ombre d’une coiffe ou d’un bonnet de dentelle.

Dans la carrière abandonnée, face à un colosse barbu portant bretelles de cuir et chemise rouge, une rangée de touristes accroupis, cuvette sur les genoux, s’initiait aux subtilités de la noble profession de chercheur d’or.

Sous la houlette de leur moniteur, ils s’efforçaient d’imprimer un mouvement lent et circulaire à leur bassine – la gold pan – pour évacuer peu à peu le sable jusqu’à découvrir le scintillement d’une pépite entièrement synthétique.

A l’issue de leur initiation, les touristes repartaient avec chacun un tube de sable contenant quelques grains dorés qui viendrait heureusement compléter la séance de photos de vacances.

Julien marchait, pensif. Une fois de plus, il était frappé par la formidable candeur des Américains.

Cette naïveté que, dans la vieille Europe, on taxait trop aisément de niaiserie… Les grands enfants !

Il s’apprêtait à emprunter le chemin qui ramenait dans le centre d’Esmeralda, lorsqu’il découvrit, au détour du cimetière, l’alignement de jouets éclopés accrochés le long de leur fil comme du linge oublié.

Il s’approcha et lut l’inscription peinte sur la pancarte de bois : « Pendez vos poupées préférées ».

Troublé, Julien resta un moment en arrêt devant cet étrange tableau. Il imagina Sarah petite fille qui sacrifiait à cette curieuse liturgie en grimpant sur le muret du cimetière pour accrocher sa vieille poupée au côté des autres.

Julien repartit et se retrouva dans C. Street, au milieu des visiteurs qui déambulaient dans les rues de l’ancienne cité minière. Il suivit un groupe qui poussait la double porte battante du Golden Nugget.

Le piano bastringue de Ray martelait allègrement un vieux standard de Johnny Cash repris en chœur par les clients du saloon.

Julien embrassa la salle d’un regard circulaire. Il scruta chaque serveuse, chaque barmaid : toujours pas trace de Sarah…

Il alla s’accouder au bar et commanda une bière au barman en gilet brodé. David lui tira une pinte et, avec sa précision habituelle, donna une pichenette à la chope qui vint finir sa course juste devant Julien. Le Français salua cette performance d’une inclinaison de la tête. David lui répondit par un clin d’œil complice.

Julien s’apprêtait à le questionner lorsque le brouhaha ambiant s’interrompit d’un coup. Ray plaqua une série d’accords solennels, et le faisceau d’un projecteur vint révéler un vieil Indien au visage encadré de nattes grises coiffé d’un curieux chapeau melon dans lequel était planté une plume.

C’était la seconde partie du Big Dream Show.

En professionnel chevronné, Big Dream laissa s’envoler les dernières notes de l’intro, puis il promena un regard aigu sur son auditoire. Il leva un index solennel.

— Il y a un mérite que l’on doit reconnaître aux Visages pâles : nous avoir fait découvrir les bienfaits de l’eau-de-feu, lança-t-il d’un ton pénétré.

Il leva son verre de whiskey, le fit miroiter dans la lumière.

— Aujourd’hui, grâce à l’homme blanc, nous sommes devenus plus réputés pour notre taux de diabète que pour nos exploits guerriers !

Il liquida d’un trait le contenu de son verre.

— Merci à vous, mes frères blancs. Je bois à votre santé !

Il y eut quelques rires gênés.

Charmé par ce vieil Indien qui envoyait sereinement des vérités bien senties à tous ces représentants de l’Amérique profonde, Julien avait quitté le bar pour rejoindre le cercle autour de Big Dream.

L’Indien semblait songeur. Il donnait l’impression de partager ses états d’âme avec son public.

— C’est très édifiant de suivre la manière dont les Anglos – c’est ainsi que nous vous appelons, vous, les Visages pâles – considèrent leurs minorités à travers le cinéma et la télévision…

À présent, il parlait d’une voix plus assurée. Il tenait son auditoire.

— Prenez l’exemple des Noirs, que maintenant vous devez appeler les Afro-Américains. Il y a eu le bon nègre de La Case de l’oncle Tom et la fidèle servante aux rondeurs rassurantes d’Autant en emporte le vent. Vous vous souvenez, ils étaient toujours très polis. Pas une phrase sans : « Bonjour, missié » ou « Oui, mam’zelle Scarlett »… Et puis les mouvements antiracistes se sont multipliés, alors vous avez décidé de faire sortir les Noirs de leurs champs de coton pour les faire entrer dans les séries télé et ils sont devenus de bons chirurgiens, des flics incorruptibles ou des politiciens intègres.

Il s’interrompit pour se verser une rasade de Jack Daniel’s. Cette fois-ci, il y eut des réactions franchement amusées. Julien était de plus en plus séduit par ce personnage à la truculence caustique.

— Pour nous, Indiens, ce n’était pas le même cas, reprit Big Dream, l’œil rieur dans son visage sillonné de rides. Nous n’étions pas polis avec l’homme blanc comme les bons nègres du Sud. On était même carrément des moins-que-rien ! Des Apaches sanguinaires, des Navajos fourbes ou des Sioux pillards qui massacraient, détroussaient, violaient et scalpaient en noir et blanc, puis en Technicolor les pauvres immigrants venus chercher une nouvelle vie dans les terres vierges du Nouveau Monde !

Puis, dans les années soixante-dix, un vent de libéralisme a soufflé sur ce pays et, dans des films comme Soldat bleu ou Little Big Man, on osa montrer des Indiens victimes de Blancs sans scrupules, et des réalisateurs qui auraient été jetés en prison vingt ans plus tôt, sous McCarthy, se sont offert le luxe de présenter un Custer cabotin ridicule et un Buffalo Bill affairiste cynique… Nous étions devenus la mauvaise conscience de l’Amérique !

Il promena un sourire narquois sur ses auditeurs.

— Alors, depuis une quarantaine d’années, à chaque campagne présidentielle, on nous sort de nos réserves pour venir soutenir des candidats démocrates, et l’inoxydable Jane Fonda, liftée de neuf pour l’occasion, quitte son somptueux penthouse pour débiter son couplet tiers-mondiste sur les Native Americans. On nous exhibe dans quelques émissions de télé et on remonte dans les bus.

On ne fait plus peur. Nous sommes devenus des animaux apprivoisés. Tous les ans, pour la parade du Colombus Day, nous remettons nos costumes et nos coiffures de plumes et nous défilons dans la rue principale entre les majorettes et le club des seniors.

Il conclut, rigolard :

— Comme quoi il est plus facile de remettre des plumes aux Indiens que des chaînes aux nègres !

Conquis par la liberté de ton et l’humour tonique du vieil Indien, Julien joignit ses applaudissements à ceux de l’assistance.

David dut porter la voix pour couvrir le piano et le brouhaha des conversations qui avaient repris.

— Si vous souhaitez emporter dans l’Est des photos dédicacées de Big Dream, elles sont en vente au bar pour trois dollars !

Julien s’était pétrifié.

Ainsi, ce personnage à l’impertinence ravageuse était le père de Sarah…

La gorge asséchée par sa prestation, Big Dream se versa une rasade de whiskey. Au moment de porter le verre à ses lèvres, il aperçut Julien.

Il reposa lentement le verre. Une expression de soulagement apparut sur son visage.

Julien se sentit transpercé par le regard du vieil Indien.

Il s’approcha de la table.

Big Dream le dévisageait. Il n’y avait plus trace d’amusement dans son œil.

— Tu en as mis du temps à venir…, lui dit-il doucement.

— Vous savez qui je suis ? demanda Julien, stupéfait.

— Oh oui !

— Comment me connaissez-vous ?

Big Dream eut un mouvement de tête énigmatique.

— Tu ne comprendrais pas.

Julien garda un silence, puis répondit :

— Je crois que si… Le dreamcatcher. Big Dream apprécia d’un sourire.

— Bravo. Tu serais digne d’être Indien… Il avait une expression réjouie.

— Quel est ton nom ?

— Julien.

— Attrape donc un verre, Julien, et viens t’asseoir auprès de moi. Il y a si longtemps que j’attendais ce moment !

Julien prit un verre qui s’égouttait sur le bar et vint prendre place face à Big Dream qui le servit. Il porta son toast.

— À l’homme qui a su séduire ma fille ! Julien l’imita.

 

 

— À l’homme qui a su faire une fille si séduisante ! Ils burent tous deux sans se quitter des yeux. Big

Dream reposa son verre et observa le Français de son regard aigu.

— Tu pensais la trouver ici, hein ? Julien fit oui de la tête.

— Eh bien, moi aussi, dit Big Dream, pas très à son aise. Il faut te dire qu’on a eu un petit accrochage, tous les deux.

Il hésita, gêné.

— Juste après son retour de Paris…

Il évita le regard de Julien et liquida son whiskey.

— C’est qu’elle a un sacré caractère. Julien acquiesça.

— Je m’en suis aperçu. Elle est partie sans explication. Le visage de Big Dream s’éclaira.

— Ah, toi aussi !

Julien lui glissa un coup d’œil surpris.

— Elle vous a fait la même chose ?

Au souvenir de la violente sortie de Sarah, Big Dream fit une grimace.

— À peu près, mentit-il. Julien lui jeta un regard inquiet.

— Et vous savez où elle est ?

Big Dream eut une expression mystérieuse.

— J’ai ma petite idée… Laisse-moi faire. Julien n’insista pas.

Ray s’était lancé dans une brillante improvisation accompagnée par les sifflets enthousiastes de l’assistance.

D’un regard en coin, Big Dream observait Julien qui appréciait manifestement la prestation de Ray.

— Il est formidable, ce pianiste ! Big Dream eut un geste désinvolte.

— Il paraît qu’il a accompagné Frank Sinatra à Las Vegas…

Il se pencha vers le Français.

— Julien, j’ai une question grave à te poser.

— Je vous écoute, répondit Julien interloqué par la soudaine solennité du ton de Big Dream.

— Es-tu vraiment sûr d’aimer Sarah ?… Parce que, tu sais, c’est une fille exceptionnelle !

Touché par l’émotion du vieil Indien, Julien le fixa au fond des yeux.

— Croyez-vous que si je ne l’aimais pas, j’aurais traversé la moitié de la planète pour retrouver votre fille avec, pour seule adresse, un cactus et une montagne ?

Big Dream inclina la tête.

— Je t’ai un peu aidé…

Julien acquiesça. Il tentait de maîtriser son trouble.

— Sarah est l’être le plus magique que j’aie connu, dit-il. Big Dream ne répondit pas tout de suite. Ses yeux

étaient devenus très brillants.

— Ça me plaît que tu dises cela, Julien…

Il répétait ce prénom étranger, comme pour s’habituer à cette musique nouvelle.

— Tu sais, pour nous autres, Indiens, la magie c’est ce qu’il y a de plus important au monde ! Les Anglos ne comprennent pas la magie. Ils sont trop obsédés par leur Green God, leur Dieu Dollar ! Ils veulent gouverner l’univers, mais ils ne pourront jamais décider des caprices d’un nuage, de la chute d’une feuille agitée par le vent, ou de la course d’une étoile morte qui traverse le ciel… Les gens de ton pays ne sont pas ainsi. Ma femme croyait à mes rêves… Il se tut, le regard perdu, puis il reprit :

— Chez les hommes blancs, un rêveur, c’est quelqu’un de fragile, un adulte que l’on considère comme un enfant… Chez nous, un rêveur est un élu choisi par le Grand-Père, pour être le messager entre le monde de la nuit et le monde du jour. Les Indiens comptent le temps en nuits, pas en journées…

Il emplit leurs verres.

— Sarah a été élevée dans nos croyances. Elle pense que sa vie est ici, parmi les Indiens. Elle veut prolonger le romantisme militant de sa mère, mais elle ne se rend pas compte que les temps ont changé… J’ai été comme cela, moi aussi. Mais cette époque est révolue. Et en plus Sarah est une half-breed, une sang-mêlé. Elle n’a jamais été acceptée par la tribu, et ce sera pire lorsque j’aurai disparu ! Emmène-la en France, dans le pays de sa mère. Tu es l’homme qu’elle devait rencontrer ! Ici, nous sommes condamnés à nous réfugier dans le passé. On joue nos propres rôles pour les touristes…

Il releva ses nattes, esquissa une grimace fataliste.

— Reconnais que ce n’est pas une vie pour une fille de son âge !

Ému, Julien avait écouté le constat amer du vieil Indien.

— Et pourquoi ne viendriez-vous pas en France, vous aussi ?

Cette proposition saugrenue fit sourire Big Dream.

— Non, Julien. Un Indien n’est pas fait pour traverser la mer. Les seuls qui l’ont fait, c’étaient les membres du Wild West Show de Buffalo Bill lors de leur tournée en Europe ! Moi aussi, une fois, j’ai traversé la mer : c’était pour aller au Vietnam et je t’avoue que je n’en ai pas gardé un excellent souvenir. Il le fixa d’un regard intense.

— A propos, comment possèdes-tu le dreamcatcher de Reginald ?

Julien lui raconta sa soirée dans la chambre de la 11e Rue, puis le paquet qui était arrivé chez lui un matin à Paris. En l’ouvrant, il avait découvert le capteur de rêves.

Big Dream hocha la tête.

— C’était celui de mon enfance. Il était accroché au-dessus de mon lit.

Il adressa à Julien un sourire complice.

— Depuis que Reg te l’a légué, tu m’es devenu familier…

David arriva à point pour casser la mélancolie de ce plongeon dans le passé.

— Dis donc, je te signale que tu as ton fan-club qui t’attend au bar. Chacun veut avoir sa photo à côté de l’illustre Big Dream !

Sans répondre, l’Indien fixa David de son œil plissé. Il avait retrouvé son expression goguenarde.

— Est-ce que tu pourrais me prêter ton téléphone portable ?

Interloqué, David tendit son téléphone à Big Dream qui l’enfouit dans sa poche.

— Confisqué !

David le fixait sans comprendre.

— Maintenant que tu es contraint au silence, fit l’Indien, je vais t’annoncer une grande nouvelle.

Il fit durer le suspense, puis, d’un geste emphatique, il posa la main sur l’épaule de Julien.

— David, dit Big Dream d’un ton solennel, je te présente Julien, le fiancé de ma fille qui arrive tout droit de Paris !

Le regard de David se posa sur Julien puis revint sur Big Dream.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous êtes bourrés, tous les deux !

Julien intervint, pince-sans-rire :

— Je vous prierai de parler correctement à mon futur beau-père !

David les regardait alternativement, une expression ébahie sur le visage.

Big Dream se tourna vers le Français, évident :

— Tu vois, Julien, je te l’avais bien dit : les Anglos ne croient pas en la magie !